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mardi 20 février 2018

Tchourkine ou le management: deux visions stratégiques antagonistes



Il y a un an, le 20 février 2017 décédait subitement Vitaly Tchourkine, figure incontournable de la diplomatie russe. Une vitalité d'esprit incroyable, soutenue par une culture dont beaucoup aimeraient posséder le dixième, sans failles au service de son pays, de sa patrie. Un style soutenant une volonté de fer. Une carrure - peut-être d'une autre époque. De celle de la connaissance et non des compétences. De la souveraineté et non du globalisme. Deux visions incompatibles de la gouvernance: Tchourkine ou le management.


Vitaly Tchourkine, diplomate de carrière, a défendu les intérêts de l'URSS puis de la Russie sur la scène internationale sur tous les fronts. Premier secrétaire de l'ambassade des Etats-Unis en 1983, il est révélé au "monde libre" lorsqu'il est sorti devant la presse quand les journaux publient à la Une que l'URSS a descendu un Boeing sud-coréen, en 1986 il intervient au Congrès US au sujet de Tchernobyl, lors des évènements de 93 il fut l'intermédiaire entre Tchernomyrdine et le Soviet Suprême, a joué un rôle important pour l'ex-Yougoslavie. Nommé en août 2008 représentant de la Russie auprès de l'ONU, il aura défendu chaque cm2 de l'intérêt national avec intelligence, sans jamais renoncer à rien, avec une force et un courage qui ont forcé l'admiration, même de son homologue américaine.

Vitaly Tchourkine est l'incarnation de ce que l'on appelle "la vieille école", celle où l'on apprenait, où l'on travaillait, où l'on acquérait du savoir, avec le temps et en profondeur. Car l'on y formait des hommes et pour qu'un individu devienne un homme, il doit acquérir un savoir. Uniquement le savoir permet d'avoir des compétences. 

Aujourd'hui nos pays se trouvent face à un choix, non seulement de gouvernance, mais civilisationnel: donner la possibilité à ces individus de devenir des hommes (car contrairement à ce qui est communément affirmé l'on ne naît pas homme, on le devient - ou pas) ou les cantonner dans des tâches sectorielles nécessitant des compétences précises et aucune capacité de réflexion abstraite?

La première alternative permet des hommes comme Tchourkine, mais oblige l'Etat à être à la hauteur de ces hommes, c'est-à-dire de s'assumer en tant qu'Etat. La seconde est celle du règne, en France par exemple, de nos charmants députés marcheurs, ces individus qui mordent les chauffeurs de taxi, sont heureux d'être invités à des cocktails, organisent des visites payantes de l'Assemblée nationale et votent ce qu'ils faut quand il faut comme il faut. En Russie, c'est le monde de personnages comme Kirienko, adepte du Jeu, de la (re)programmation de la société, sur le modèle du Cercle des méthodologistes de Moscou de Georgi Schedrovitsky. Un monde de commerçants, de techniciens, à la vue et aux intérêts à court terme, qui ne tolère pas la carrure. 

L'homme contre l'individu, l'enjeu de nos sociétés.

La question s'était déjà posée en ces termes à l'Union soviétique. Dans les années 50, Georgi Schedrovitsky fut en quelque sorte à l'avant-garde du pédagogisme, mais avec une vision dépassant le cadre scolaire: il était persuadé que par une pédagogie adaptée, il est possible de modifier le monde qui nous entoure et de (re)programmer la société. Il crée le Cercle des méthodologistes de Moscou, qui va compter une grande partie des dirigeants de la fin de l'URSS. Selon Schedrovitsky, le Jeu est utilisé pour conduire les gens à recourir à une méthodologie considérée universelle de résolution de n'importe quel problème. Cela rappellera à certains Le Jeu des perles de verres de H. Hesse. Et le monde totalitaire que cela entraîne. 

Les individus sont en effet "passifs" au travail, fonctionnent sur le mode des ordinateurs, ont un code intégré et le répète à l'infini. Le but n'est pas de les libérer de ce code, mais de le modifier. Schedrovitsky comprend aussi que le langage est ici d'une importance cruciale, comme nos chers néolibéraux aujourd'hui. 

Le mot créé le monde, car il crée une nouvelle réalité. Un nouveau vocabulaire est constamment inventé.

Son fils continue aujourd'hui son "oeuvre". Et c'est justement ce fils que l'on retrouve en 2004 comme conseiller de Kirienko, ce dernier étant aujourd'hui l'un des vice-directeurs de l'Administration présidentielle (qu'il semble informellement diriger). Ce fils qui suit Kirienko à Rosatom, où il devient son adjoint.

Aujourd'hui, Kirienko est le centre de tous les mouvements orientés vers la transformation de l'homme en individu, de la régression du savoir vers les compétences, du passage des professionnels vers les "managers efficaces", selon le terme consacré en Russie. Tous formatés dans le moule du jeune cadre dynamique, IPhone en main, gavés de numérique, noyés dans une masse d'informations superficielles qui leur permet de ne pas acquérir de savoir. Réactifs, ayant librement choisi leur laisse, se laissant sortir en promenade à heure fixe et avalant leur gamelle avec un sourire imperturbable. L'homme déshumanisé à qui l'on a soudain envie de mettre une cigarette au bec et un whisky dans la main. Mais en vain, il a le front lisse, le regard au loin, ancré dans un monde meilleur.

La dernière fournée a été recrutée par un concours, celui des "Leaders de Russie", grande foire aux "talents" venus du business ou peu importe d'où, sans aucune compréhension de ce qu'est l'Etat (et ça sert à quoi, l'Etat est inefficace) mais avec beaucoup d'ambition, qui vont pouvoir gonfler les rangs de leurs petits camarades déjà en place dans les organes publics. Ils avaient notamment, comme dans la méthode de Schedrovitsky, à résoudre à plusieurs des problèmes de toutes sortes, la résolution devant être collective. N'importe quelle solution peut être apportée, ce n'est pas la solution qui compte, mais la capacité de l'individu à se soumettre aux règles, à se soumettre au Jeu. Noyer l'homme dans l'individu. Puis l'individu dans le groupe. Un groupe étant parfaitement manipulable. Par la manipulation du jeu, le but (devenir un leader) devient le point de départ (être un leader). Puisqu'il s'agit de vouloir pour être. Instanténément.

 Efficacité, compétitivité, rationalisation. Les mots sont là. La nouvelle réalité se crée. 

Pourtant, cette nouvelle réalité ne s'applique pas à elle-même les critères d'évaluation qu'elle impose "au vieux monde". Quelle efficacité auraient ces individus déshumanisés au Conseil de sécurité de l'ONU? Combien de temps tiendraient-ils le combat? Gagneraient-ils l'admiration de leurs adversaires? On peut en douter, ils ne sont pas dressés au combat, ils ne défendent aucune idée, ils ont une "vision technique du monde", policée, appauvrie, encadrée par des slogans.

Des hommes aux individus. Des idées aux slogans. Que restera-t-il de l'Etat? Sa place est contestée dans ce nouveau schéma. 

Mais comme il faudra toujours des centres de décisions et que ces centres ne peuvent être composés que d'hommes, où seront-ils alors?

Comme écrit C.  Jacq dans son roman Urgence absolue:
"C'est curieux, chez les humains, cette obstination à ne pas admettre la réalité. Pourtant, elle a un nom: la Machine. Une machine créée par ces mêmes humains, et qui les contrôle aujourd'hui dans tous les domaines. Et ils sont ravis, parce que c'est trop pratique de croire au progrès et de renoncer à la liberté.
 Je me suis posé la question: qui est aux commandes de la Machine? Réponse : personne. Pas de complot, pas de manipulateur. Elle fonctionne toute seule, alimentée par la bêtise et l'inconscience. Et l'avenir est si merveilleux que personne ne se révolte.

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